Mayotte, février 2014,
saison des pluies. La saison des pluies, ça veut dire pénurie de
légumes frais. La salade pourrit, les tomates sont vendues vertes
pour leur éviter le même sort, et coûtent 5 euros du kilo car un
goût pareil, ça se paie. Les autres légumes ont disparu. Seuls les
concombres sont toujours là, fidèles au poste, à 2 euros du kilo.
A Sada, il n'y a rien. Les
Sadois ne mangent sans doute que de la viande, ou bien ils ont tous
des légumes à la campagne. Et les wazungu de Sada – qui donc
n'ont pas de campagne – ne représentent sans doute pas un marché
suffisant pour faire vivre une bouéni marchande. Ou alors un truc
m'échappe? Quoi qu'il en soit, trouver trois tomates moches et
quelques feuilles de salade montée relève du parcours du
combattant.
Ma moitié ayant décidé
que si elle mange une salade de concombre de plus cette semaine elle
va faire une crise de démence, je me mets ce jeudi en quête des
formes de vie végétales sus-nommées.
Départ: Sada, étendue
maximale du territoire de chasse: jusqu'à Combani. Véhicule :
AX 11 de bientôt 27 ans.
Sada-Chiconi, passage
devant le Sodicash, puis passage en première, slalom entre les trous
remplis d'eau qui décorent la route, dont l’asphalte a entièrement
disparu sur plusieurs mètres de longueur. Je m'imagine pilote de
jeep... “ce rallye est un cauchemar de boue mais je ne renoncerai
pas”.
Les bouénis du Sodicash
ont un peu de salade mais pas de tomates, je poursuis ma route.
Carrefour Chiconi / Sohoa, je prends la direction de Sohoa. Les
bouénis ont des tomates mais pas de salade. “C'est combien les
tomates vertes et moches”? “5 euros”. “Non, merci”.
Demi-tour, je reprends la route vers Kahani.
Traversée de Chiconi, la
moitié de la route est couverte de boue rouge. Les trous sont assez
profonds pour avaler la moitié de mes roues, et comme ils sont
pleins d'eau rouge ils font encore plus peur. On y imagine facilement
quelque monstre amphibie tapi là dans l'attente d'un coup de volant
malheureux, prêt à dévorer les passants. Je suis armée d'un sabre
laser en bambou, mais il vaut mieux ne pas tenter le diable.
Dans la ligne droite avant
Kahani, je dépasse les 50 km/h, je me sens pousser des ailes, ma
Jeep se transforme en Formule 1, je suis presque à 270 km/h à la
fin de la ligne droite (mon compteur doit avoir un souci, il
n'indique que 70, mais en pilote de rallye expérimentée je sais
estimer ma vitesse).
A Kahani au croisement, à
gauche toute. Non, je ne prends pas les deux bouénis
auto-stoppeuses, avec deux fois 100kg de charge de plus, ma Jeep va
rendre l'âme (il faut dire qu'à l'arrière, il y a marqué “AX”
et non Jeep, ça doit être le nom du modèle).
Route de Combani. Dans un
virage, un taxi-brousse disparaissant presque entièrement dans un
nuage de gaz d'échappement noir de jais est en train de doubler une
autre voiture. Le choc frontal semble inévitable, mais mes réflexes
aiguisés par 30 mois de rallye à Mayotte sauvent la vie du taximan
et de ses passagers, sans compter la mienne. J'entends les
applaudissements du public, je salue la foule en agitant mon sabre
laser-bambou par la fenêtre de ma Jeep-Ax. Enfin, je crois. Ou bien
j'injurie copieusement le taximan, prouvant si besoin était que je
suis m'zungu, les Mahorais restant de marbre face aux psychopathes
de la route.
Je poursuis ma route. Je
roule à gauche, à droite, au milieu, sur le bas-côté, slalomant
entre les nids de poules, d'autruches et de monstres amphibies. Je
regrette que les Jeeps ne volent pas, ça simplifierait la vie.
Devant moi un taxi-brousse s'arrête prendre un client. Suivant la
coutume locale, il le fait en se mettant à cheval sur la ligne
centrale de la route, empêchant ainsi tout trafic sur les deux
voies. Je caresse mon sabre laser et fais rugir les 200 chevaux de
mon moteur. Derrière moi, un autre véhicule s'approche. Pour une
raison inconnue, il ne voit pas le taxi, un Renault Master rouge,
arrêté au milieu de la route : il freine trop fort, trop tard,
et dérape sur une flaque de bave de monstre amphibie (c'est rouge et
ça colle à la route, on dit que c'est de la boue, mais je ne suis
pas dupe). Je fais tournoyer mon sabre laser, créant une onde de
choc qui arrête juste à temps le véhicule du pilote imprudent. Mon
klaxon semble avoir un problème, il se met en marche tout seul et
semble prononcer des mots humains: “idiot”, “aveugle”, et
aussi “putain de tomates”, étrangement.
J'arrive à Combani au
moment où la pluie se déchaîne. Il faut dire qu'il n'avait pas plu
à torrent depuis quelques heures, ça commençait à être
inquiétant. Les monstres amphibies doivent être sortis de leurs
nids au début de l'averse, parce qu'il y en a plein qui trottent le
long des rues. Leur bave est partout, tout est rouge. Sous la halle
après Kalo, il y en a tout un tas, des roses et des marrons. Je
jaillis hors de la Jeep, le sabre laser à la main, et j'en décapite
2. Suivant la coutume locale, j'emporte leurs têtes et laisse
quelques morceaux de métal dans leurs mains. Je pense que ça sert à
éviter qu'ils ne deviennent des monstres amphibies-zombies.
Je saute dans mon véhicule
et prends la fuite, je sais que ma vie est en danger à présent.
Dans un état second, je rejoins la bonne ville de Sada, où je sais
pouvoir trouver asile. Je m'arrête devant le sanctuaire, ramasse mon
sabre et les têtes coupées et sors en hâte de la Jeep.
Étrangement, l'autel du sanctuaire est couvert d'une nappe en
plastique bleu, et le livre sacré qui y repose est intitulé Looking
Forward (classes de Terminale).
Les objets que j'y dépose ressemblent de façon troublante
à un sac à main, un sachet de tomates et un sachet de salade. Ce
sont peut-être les hallucinations qui commencent.