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jeudi 13 février 2014

SADA-ARKHAM (and back)

Mayotte, février 2014, saison des pluies. La saison des pluies, ça veut dire pénurie de légumes frais. La salade pourrit, les tomates sont vendues vertes pour leur éviter le même sort, et coûtent 5 euros du kilo car un goût pareil, ça se paie. Les autres légumes ont disparu. Seuls les concombres sont toujours là, fidèles au poste, à 2 euros du kilo.

A Sada, il n'y a rien. Les Sadois ne mangent sans doute que de la viande, ou bien ils ont tous des légumes à la campagne. Et les wazungu de Sada – qui donc n'ont pas de campagne – ne représentent sans doute pas un marché suffisant pour faire vivre une bouéni marchande. Ou alors un truc m'échappe? Quoi qu'il en soit, trouver trois tomates moches et quelques feuilles de salade montée relève du parcours du combattant.

Ma moitié ayant décidé que si elle mange une salade de concombre de plus cette semaine elle va faire une crise de démence, je me mets ce jeudi en quête des formes de vie végétales sus-nommées.

Départ: Sada, étendue maximale du territoire de chasse: jusqu'à Combani. Véhicule : AX 11 de bientôt 27 ans.

Sada-Chiconi, passage devant le Sodicash, puis passage en première, slalom entre les trous remplis d'eau qui décorent la route, dont l’asphalte a entièrement disparu sur plusieurs mètres de longueur. Je m'imagine pilote de jeep... “ce rallye est un cauchemar de boue mais je ne renoncerai pas”.

Les bouénis du Sodicash ont un peu de salade mais pas de tomates, je poursuis ma route. Carrefour Chiconi / Sohoa, je prends la direction de Sohoa. Les bouénis ont des tomates mais pas de salade. “C'est combien les tomates vertes et moches”? “5 euros”. “Non, merci”. Demi-tour, je reprends la route vers Kahani.

Traversée de Chiconi, la moitié de la route est couverte de boue rouge. Les trous sont assez profonds pour avaler la moitié de mes roues, et comme ils sont pleins d'eau rouge ils font encore plus peur. On y imagine facilement quelque monstre amphibie tapi là dans l'attente d'un coup de volant malheureux, prêt à dévorer les passants. Je suis armée d'un sabre laser en bambou, mais il vaut mieux ne pas tenter le diable.

Dans la ligne droite avant Kahani, je dépasse les 50 km/h, je me sens pousser des ailes, ma Jeep se transforme en Formule 1, je suis presque à 270 km/h à la fin de la ligne droite (mon compteur doit avoir un souci, il n'indique que 70, mais en pilote de rallye expérimentée je sais estimer ma vitesse).

A Kahani au croisement, à gauche toute. Non, je ne prends pas les deux bouénis auto-stoppeuses, avec deux fois 100kg de charge de plus, ma Jeep va rendre l'âme (il faut dire qu'à l'arrière, il y a marqué “AX” et non Jeep, ça doit être le nom du modèle).

Route de Combani. Dans un virage, un taxi-brousse disparaissant presque entièrement dans un nuage de gaz d'échappement noir de jais est en train de doubler une autre voiture. Le choc frontal semble inévitable, mais mes réflexes aiguisés par 30 mois de rallye à Mayotte sauvent la vie du taximan et de ses passagers, sans compter la mienne. J'entends les applaudissements du public, je salue la foule en agitant mon sabre laser-bambou par la fenêtre de ma Jeep-Ax. Enfin, je crois. Ou bien j'injurie copieusement le taximan, prouvant si besoin était que je suis m'zungu, les Mahorais restant de marbre face aux psychopathes de la route.

Je poursuis ma route. Je roule à gauche, à droite, au milieu, sur le bas-côté, slalomant entre les nids de poules, d'autruches et de monstres amphibies. Je regrette que les Jeeps ne volent pas, ça simplifierait la vie. Devant moi un taxi-brousse s'arrête prendre un client. Suivant la coutume locale, il le fait en se mettant à cheval sur la ligne centrale de la route, empêchant ainsi tout trafic sur les deux voies. Je caresse mon sabre laser et fais rugir les 200 chevaux de mon moteur. Derrière moi, un autre véhicule s'approche. Pour une raison inconnue, il ne voit pas le taxi, un Renault Master rouge, arrêté au milieu de la route : il freine trop fort, trop tard, et dérape sur une flaque de bave de monstre amphibie (c'est rouge et ça colle à la route, on dit que c'est de la boue, mais je ne suis pas dupe). Je fais tournoyer mon sabre laser, créant une onde de choc qui arrête juste à temps le véhicule du pilote imprudent. Mon klaxon semble avoir un problème, il se met en marche tout seul et semble prononcer des mots humains: “idiot”, “aveugle”, et aussi “putain de tomates”, étrangement.

J'arrive à Combani au moment où la pluie se déchaîne. Il faut dire qu'il n'avait pas plu à torrent depuis quelques heures, ça commençait à être inquiétant. Les monstres amphibies doivent être sortis de leurs nids au début de l'averse, parce qu'il y en a plein qui trottent le long des rues. Leur bave est partout, tout est rouge. Sous la halle après Kalo, il y en a tout un tas, des roses et des marrons. Je jaillis hors de la Jeep, le sabre laser à la main, et j'en décapite 2. Suivant la coutume locale, j'emporte leurs têtes et laisse quelques morceaux de métal dans leurs mains. Je pense que ça sert à éviter qu'ils ne deviennent des monstres amphibies-zombies.

Je saute dans mon véhicule et prends la fuite, je sais que ma vie est en danger à présent. Dans un état second, je rejoins la bonne ville de Sada, où je sais pouvoir trouver asile. Je m'arrête devant le sanctuaire, ramasse mon sabre et les têtes coupées et sors en hâte de la Jeep. Étrangement, l'autel du sanctuaire est couvert d'une nappe en plastique bleu, et le livre sacré qui y repose est intitulé Looking Forward (classes de Terminale). Les objets que j'y dépose ressemblent de façon troublante à un sac à main, un sachet de tomates et un sachet de salade. Ce sont peut-être les hallucinations qui commencent.

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